Plaidoyer Pour Une Nouvelle Haïti


De « pays trou-de-cul »1 à un pays digne de son passé, de son histoire, de sa mémoire

La présidence américaine de Donald Trump viendrait-elle de nous renvoyer la « merde » en plein visage en traitant notre « Haïti chérie » de « pays trou-de-cul », considérant l’énorme controverse partie de Washington ?

  1. La controverse provoquée par ces frasques impose les questions à savoir : l’outrage est-il la réponse à ces propos odieux ?
  2. Pourquoi les Haïtiens sont-ils si outrés par les propos d’un président internationalement estimé comme étant inepte ?
  3. Combien chérie est réellement Haïti ?

Laissons calmement ces questions guider notre réflexion afin d’une part de décoder le message sous-jacent à ces propos, d’autre part d’y tirer quelques enseignements. Je parlerai de « la présidence américaine de Donald Trump », et non seulement de « Donald Trump », par souci de replacer les propos dans leur contexte et de les restituer dans la sphère de pouvoir d’où ils émanent.

Une parole de pouvoir

Plusieurs commentaires, incluant celui de la note de presse du gouvernement haïtien, parlent de « racisme » comme s’il s’agit de « parole » d’une personne privée, d’un goujat insolent, sans aucune conscience de l’histoire, qui a voulu nous insulter comme peuple, comme nation et comme pays. J’ai en même temps lu des positionnements de consolation disant que, « heureusement, tous les Américains ne sont pas racistes ».

Je laisse la thèse du racisme là où elle est, dans la mesure où je la considère comme une voie sans issue. Elle n’est porteuse d’aucune réflexion, d’aucune compréhension et d’aucune lumière. Les commentaires qu’elle génère étant de nature émotionnelle, l’interprétation qui en découle apparaît excessivement naïve. Car, loin de référer à un ressentiment personnel, il s’agit d’une parole de pouvoir prononcée par l’homme le plus puissant au monde. Le président des États-Unis est une personne qui n’agit sans conseillers ni sans agendas. Il chapeaute une institution (l’institution de la Présidence) qui rassemble en son pouvoir les principales institutions américaines.

Conformément à son rang, son statut et ses fonctions, Donald Trump est à la fois Chef d’État, chef du gouvernement fédéral américain et commandant en chef des forces armées des États-Unis d’Amérique. Le président dispose de vastes pouvoirs (formels, informels et discrétionnaires) dans les domaines administratif, judiciaire, législatif et diplomatique.

Il dicte en majeure partie l’agenda politique et législatif de son parti. La Constitution américaine lui donne, assortie de conditions difficiles à battre, le droit d’opposer son véto à des lois déjà votées par les chambres. Il dirige la politique interne des États-Unis comme il est l’ultime responsable de la politique étrangère.

Finalement, c’est le président qui répond de la position des États-Unis dans les grandes instances internationales ainsi que dans les négociations bilatérales et multilatérales. Il signe les traités avec les pays étrangers, et son administration détermine souvent le niveau d’aide à apporter aux pays en difficultés. Alors, faisons-nous face aux propos d’un grossier quidam ? Ou, faisons-nous ici face à une vision américaine, en outre, la systémique, qui a depuis des temps préexisté au sein de l’Administration, et, que la présidence de Donald Trump n’a pas su résister à répéter en public ? Ces propos ne traduisent-ils pas surtout les frustrations et la fatigue que génère un pays dépendant et en faillite; embrayé depuis trop longtemps en marche arrière ?

L’outrage est-il une solution ?
Quand arrivent des évènements de cette nature, il est de notre habitude d’être outrés, mais sans en faire œuvre qui vaille. Nous avons, oserais-je le dire, l’habitude d’être outrés pour la galerie. Les douleurs et ressentiments suscités ne semblent pas franchir la porte d’entrée de nos intelligences collectives ni celles de nos univers d’actions.

Il y eut le massacre des Haïtiens en République Dominicaine. Nous étions outrés. Il y eut le phénomène de braceros et des vagues successives de déportations de personnes nées en République vers Haïti. Nous étions outrés, et continuons d’être outrés. En novembre 1980, il y eut l’affaire Cayo Lobos, aux Bahamas. Nous étions outrés. Toujours, au cours des années 1980, Haïti a été désignée comme un pays basket-case. Nous  étions outrés. On nous a accusés d’être les porteurs du VIH (Sida) aux États-Unis. Nous étions outrés. Il y eut le massacre des électeurs de la Ruelle Vaillant pour les élections présidentielles du 29 novembre 1987. Nous étions outrés. L’année de la célébration du bicentenaire de notre indépendance, on a reçu en pleine face la gifle, celle de voir le président de la République forcé à l’exil. Nous étions outrés. Il y eut la dernière épidémie de choléra. Nous étions encore une fois outrés, mais sans jamais nous pousser à agir en conséquence.

Nous avons définitivement manqué tous ces rendez-vous avec l’histoire et avec notre histoire. Nous avons dilapidé le merveilleux héritage de respect, de dignité et de fierté que nous ont légué nos aïeux. Nous avons effacé, de nous-mêmes, la plus belle page d’histoire jamais issue de l’action humaine, celle de l’Indépendance d’Haïti imposée par une horde d’esclaves et de va-nu-pieds noirs à l’une des plus grandes puissances militaires de l’époque. Nous avons nous-mêmes mis à l’encan public notre identité de peuple fier, digne et respecté.

La note de presse du gouvernement haïtien

Puisqu’il faut aussi le faire, j’applaudis à demi le gouvernement haïtien d’avoir pour une fois réagi, d’avoir pour une fois compris que l’honneur national a été ouvertement foulé au pied par « un pays ami ». Néanmoins, il devient étonnant que de constater que face à de telles énormités, le gouvernement publie une note de presse qui en appelle aux grandes valeurs américaines, et non une note de protestation ou de contestation. Le choix des mots n’est-il pas aussi important que les réalités, les sentiments, les déceptions et les frustrations qu’ils aident à exprimer, à traduire et à communiquer ?

Dans sa note de presse, le gouvernement haïtien se dit « profondément indigné et choqué » des propos « irrespectueux et insultants » du président américain. Il « condamne avec la plus grande fermeté … ces propos odieux et abjects… inacceptables ». « Il y a lieu de croire qu’il s’agit, une fois encore, d’une véritable méprise tant ces déclarations insultantes et répréhensibles ne correspondent en rien aux vertus de sagesse, de retenue et de discernement que doit cultiver toute autorité publique », poursuit la note.

Ces propos seraient « de surcroît incompatibles avec les liens multiples tissés par la longue histoire d’amitié et de convivialité qui unit les deux peuples des deux plus vieilles Républiques de l’hémisphère ». Puis, tout en rappelant l’aide que nous avons apportée aux États-Unis à plusieurs moments difficiles de leur histoire de pays fédéré, le gouvernement haïtien suggère que la République des États-Unis et la République d’Haïti ne font pas seulement partie d’un même ensemble hémisphérique, elles ont des destins croisés. Il «en appelle au respect de la dignité des peuples, à la préservation des traditions humanistes dont s’honorent à juste titre les États-Unis d’Amérique ainsi que des valeurs d’altruisme et de respect des différences qui ont fait de ce pays, au fil de son histoire, un havre de liberté et une terre d’accueil…».

C’est justement là que la note de presse du gouvernement haïtien interpelle l’observateur avisé. Haïti a été le grand foyer de liberté du monde moderne, le pays qui a ouvert ses entrailles et ses frontières sans condition à tous les persécutés et assoiffés de liberté et de justice, qu’ils soient de l’Allemagne, du Liban, de la Syrie, de l’Amérique espagnole ou des États-Unis; qu’ils soient Italiens, Juifs ou Arabes.

Nous sommes issus d’un pays d’histoire, et nous sommes un peuple de mémoire. Malgré nos multiples déboires, les « conneries » d’un ignare inculte, arrogant et mal éduqué par-dessus tout ne sauraient nous ravaler à son propre niveau d’identité profonde. L’habit ne fait pas le moine, tout comme l’usurpation de la présidence américaine n’arrivera jamais à affubler un  valet, même riche, de la dignité, de la noblesse et de la stature d’un vrai homme d’État.

Une trajectoire ponctuée de tragédies
La note de presse fait également émerger la question de savoir : comment expliquer que les deux plus vieilles Républiques de l’hémisphère aient des trajectoires si différentes. Sans pouvoir être exhaustif, disons-nous que notre histoire est ponctuée de tragédies. Que de couleuvres n’avons-nous pas avalées depuis 1804 ! Que n’avons-nous pas payé pour cette indépendance acquise aux prix du sang de nos aïeux! Notre dix-neuvième siècle a été sacrifié pour payer la dette d’une indépendance acquise à la pointe des armes et à la vaillance de nos ancêtres. Nous avons vécu l’invasion et l’occupation américaine, le pillage de nos ressources naturelles ainsi que l’appropriation par l’occupant de notre réserve d’or. Nous avons connu, à partir des années 1950, l’émigration et l’expatriation de nos classes intellectuelles et professionnelles. On dirait que le diable et le Bon Dieu s’acharnent à handicaper notre marche historique. L’ange et le démon se liguent obstinément tous deux, à nous soumettre en condamnés, à vivoter.

» L’assassinat de notre culture et de notre âme de peuple «

On a, à maintes reprises, tenté de nous dépouiller de qui nous sommes, et de nous forcer à devenir ce que nous ne saurions jamais être. Après les effets délétères du concordat catholique et ceux de la « Campagne rejete », l’arrivée du protestantisme a tué notre âme de peuple et diabolisé la culture qui résonne dans nos entrailles et fait danser nos tripes.

Qu’avons-nous fait de notre musique et de notre riche folklore? Fouillez le YouTube, vous entendrez des chœurs de la Chine, des États-Unis ou d’Allemagne interpréter en créole des chansons comme « Papa loco » ou « Gede nibo ». Des musiciens allemands louent la musique haïtienne comme l’une des plus riches, des plus belles et des plus mélodieuses au monde. Nous, nous associons tout ce beau patrimoine culturel aux « loas » et les rejetons comme musique de Satan et du monde.

Certaines églises protestantes vendent le Christ et le salut au prix fort à une population pauvre, affamée et désespérée. Elles parlent en langues, multiplient les démonstrations de miracles arrangés ; ils développent un discours eschatologique de plus en plus raffiné sur les « mérites » pouvant donner accès à la Jérusalem Céleste et au Royaume des Cieux. Elles sont devenues en fait des entreprises souterraines exemptes d’impôts, des machines d’appauvrissement de la population et des sources d’enrichissement facile pour les dirigeants. Il faut forcer les portes de la Jérusalem céleste par la prière, les jeûnes et surtout par les offrandes. On commande de l’Esprit et achète du ciel son mieux-être sur la terre : emploi, maison, aliment, visa, mariage, etc. Dieu y veillera et y pourvoira, en échange de l’engagement missionnaire, de la loyauté au pasteur et de la générosité matérielle. Ce millénarisme non doctrinaire symbolise actuellement l’arme fatale à l’aide de laquelle on continue d’abêtir un peuple à majorité analphabète qui se remet entièrement aux miracles jamais produits du « bon-dieu-bonisme ». On lui vend la vie éternelle sans valeur de rachat, on le dépouille du peu de matériels qu’il a sur la terre sans aucun acte de reconnaissance de dette.

Quand il vient de nos origines, nous ne sommes ni fiers ni dignes. Nous rejetons la symbolique du Bois Caïman comme un pacte conclu avec le diable pour qu’Haïti ait son indépendance. À l’instar de l’évangéliste américain, nous n’hésitons pas à traiter Haïti de « pays maudit ». Notre devise nationale « Liberté, Égalité, Fraternité » ne résonne nullement dans nos têtes; il n’a d’écho ni de correspondance opératoire dans notre mentalité et notre imaginaire. Le slogan mobilisateur « L’union fait la force » a été : vicié et vidé de son contenu au fil du temps. Il n’y a plus un seul de cri d’avertissement et de rassemblement de « Grenadye a laso sa ki mouri zafè a yo ».

Les rythmes « ibo », « congo » ou la danse « banda » sont quasiment proscrits. Les tonalités du Blues, du Country et du Gospel viennent purifier notre univers musical des « sons diaboliques » du tambour et du tchatcha. Le keyboard a assassiné le banjo, en même temps que l’inspiration de nos paroliers populaires. Notre Nation s’étant trouvée dépouillée de ses repères et de ses références propres, nous vivons sans repère ni référence à notre identité; sans repère et sans référence à nous-mêmes.

En laissant assassiner notre culture, nous avons perdu notre âme de peuple. Nous ne nous estimons plus comme être national, mais comme être universel. Nous nous rejetons nous-mêmes, nous rejetons notre identité, nous désapprouvons notre matrice culturelle, nous méprisons le fond irréductible de nos entrailles. En Haïti comme en diaspora, nous ne nous cherchons plus comme un peuple. Nous nous mettons de préférence en compétition les uns avec les autres pour la plus belle maison, la plus belle voiture, la plus belle femme, y inclut pour la plus grande réussite des enfants.

Une panoplie de déboires

L’impertinence ahurissante et l’arrogance bête de Donald Trump, toutes deux, officiellement dénoncées à travers le monde, offrent également ici, cette opportunité quoique perverse, de réfléchir sur la question plus large : qu’avons-nous donc fait de notre pays ?

Tous les secteurs de la vie nationale semblent aujourd’hui en panne et en faillite. Nous n’avons pas d’infrastructures routières. Nous manquons de l’eau potable. Nos moyens de transports et de communication sont plus que déficients dans un monde où le progrès technologique avance à un rythme effarant. Nos rues sont sales et nos villes deviennent des poubelles à ciel ouvert. Nous ne nous préoccupons plus de notre environnement social, politique et économique.

En matière politique, le bien communautaire et l’intérêt général n’existent pas. Nous n’avons pas d’adversaires politiques, mais des ennemis à abattre. Nous nous entretuons pour des intérêts illicites, et nous éteignons des voix discordantes comme celle du Père Simoli. Nos décideurs se vendent comme de la marchandise au plus offrant de grands intérêts. Ils n’ont ni âme nationale ni fibre patriotique. La désinformation et le mensonge deviennent leur sport favori. Nous promettons, sans nous soucier de respecter notre parole publique. Nous érigeons en système la corruption ouverte, et nous normalisons avec complaisance des indécences publiques, «insultantes et répréhensibles ».

Que sont devenues nos grandes écoles congrégationnistes : Collège Notre-Dame, Saint-Louis-de-Gonzague, Saint-Jean de Mazenod, Petit Séminaire St-Martial, etc.? Que sont devenus nos meilleurs lycées : Lycée Philippe Guerrier du Cap-Haïtien, Lycée Pétion, Lycée Toussaint, etc.? Que sont devenus nos grands collèges privés ? Un grand nombre de nos enfants terminent leur classe secondaire, sans être bien alphabétisés.

Où sont passés nos universités et nos universitaires ? Que sont devenues notre École de médecine, notre Faculté d’ethnologie, notre Faculté d’agronomie, ou notre Faculté des sciences ? La majorité des universités (au nombre de 70 pour un petit pays pauvre) n’ont pas l’infrastructure nécessaire ni de capacité d’accueil; elles sont logées dans quelques pièces, bien souvent dans une maison privée. Nos écoles y et nos universités n’ont, à l’exception de quelques-unes, ni laboratoire, ni bibliothèque, ni mobilier adéquat.

Où sont passés les professionnels compétents ? Pourquoi n’avons-nous pas en quantité des centres de formation technique et professionnelle dans le pays ? Haïti peut-elle se développer et améliorer son sort sans l’existence de corps de métier organisés, compétents et fiables ? Quel est le budget de l’État haïtien pour l’éducation et la formation professionnelle ?

Que sont devenus nos agriculteurs et nos produits agricoles ? N’est-il pas triste de savoir qu’aujourd’hui Haïti se nourrit à la République dominicaine ? N’est-il pas triste de savoir qu’Haïti s’approvisionne pour tout, incluant ses professionnels, en République Dominicaine ? N’est-il pas triste de savoir que nos jeunes diplômés étudient en majeure partie en République dominicaine ? N’est-il pas triste de savoir que les institutions éducatives et universitaires de la République dominicaine deviennent des exemples à suivre ?

N’est-il toujours pas triste de savoir que plus de 600 Haïtiens laissent chaque jour le pays en direction du Chili ? Nous sommes en train de vendre à moindre coût la force de nos bras à des pays comme aux Iles de la Providence, à l’Argentine,au Brésil ou au Venezuela. Nous sommes devenus un peuple de braceros, d’errants désorientés, à défaut d’être uniquement dans les champs de canne à sucre en République Dominicaine et dans les manufactures nord-américaines.

Dans le sport, nous n’avons plus de modèles. Où sont passés les Sylvio Cator et les Dieudonné Lamothe ? Pourquoi n’a-t-on plus de Zosyl (Joseph Obas), de Francillon, de Manno Sanon, de Tompouce, de Philippe Vorbe, de Pierre Bayonne ou d’Ernst Jean Joseph ? Nous vantons les mérites de Barcelone ou de Real Madrid, nous nous disons fanatiques d’Argentine ou du Brésil. Qu’est devenu le football de chez nous, qui est en fait notre sport national ?

Les catastrophes naturelles sont légion au cours des dernières années. Évoquons, pour ne citer que les majeures, le cyclone Jeanne aux Gonaïves en 2004, le tremblement de terre de 2010 ou l’ouragan Matthew dans le Sud en 2016. Il y en aura sûrement d’autres dans une partie quelconque du pays dans les jours ou années à venir. Sommes-nous en train de nous y préparer? Quelle est la capacité des organismes de sécurité publique à limiter les pertes en vies humaines ? Serions-nous en mesure d’y faire face comme dans les autres pays insulaires voisins ?

Où plaçons-nous nos capitaux ? Où magasinons-nous ? Où étudient nos enfants ? Où prenons-nous nos soins de santé ? Au risque de crever comme des chiens quand nous n’avons pas le temps de nous y rendre. Nos hôpitaux n’ont de matériels ni de médicaments. Les gens doivent apporter aussi bien leur pansement et leur seringue que leur drap. Ils payent de leur propre poche les gants qu’utilise le personnel médical. Nous planifions peu et nous investissons très peu dans le devenir haïtien. Nous considérons comme perdue d’avance la guerre implacable à mener contre la pauvreté, l’analphabétisme, le sous-développement, l’ineptie administrative et contre nos propres bêtises.

Les grosses bottes de l’Empire nous ont enfoncés dans la boue et dans la « merde »  jusque par-dessus la tête. Ou de préférence, les grosses bottes de l’Empire nous ont renvoyé à la nôtre. Le président Trump ne nous a pas manqué de respect, nous nous sommes « déshonorés » nous-mêmes. Son péché le plus grave est de nous faire comprendre que, par notre insouciance et notre complicité, nous avons œuvré à transformer le pays jadis surnommé  « la  Perle des  Antilles » en  quelque  chose  non  viable qu’il  ose qualifier de

« pays de trou-de-cul ». Pénurie diplomatique, racisme ou goujaterie, les propos ne font que mettre à nu ce que nous avons fait de nous-mêmes et ce que nous sommes devenus. Pour le dire autrement, les « mots » présumés de Donald Trump ne font que reconduire vers notre conscience active « nos maux » que nous avons manufacturés nous-mêmes.

Cessons de crier au racisme. Oublions-nous la réalité de l’idéologie de couleur et ses séquelles? Pourquoi exploitons-nous de manière si outrancière, avec beaucoup de mépris et d’indécences, nos frères les plus démunis? Pourquoi sommes-nous devenus si méfiants les uns vis-à-vis des autres? C’est que nous avons, au rythme des années, sacrifié nos valeurs fondamentales à l’autel de l’ingouvernabilité, de la cupidité, de l’indécence publique, de la malhonnêteté et de l’impunité. Dans notre incurie administrative et politique, c’est chacun pour soi, et Dieu nous oublie tous.

Que faire ?

À l’énonciation de tous ces déboires, nous nous empresserions aisément d’accuser cette bourgeoisie compradore, antinationale et antipatriotique. Alors où sont passés les intellectuels organiques, les stratèges politiques, les planificateurs urbains et les opérateurs sociaux ? Où sont donc passés les « gason vanyan et les fanm vanyan » de notre société ? Où sont passés nos visionnaires ?

Pour nous en sortir, faut-il continuer d’évoquer la mémoire des Toussaint Dessalines Christophe Capois-la-Mort ou de Pétion ? Faut-il retourner à Claire Heureuse, à Marie Jeanne, ou à Catherine Flon ? Devrait-on toujours parler de Bouckman et de Mackandal ? Où sont nos Nord Alexis, nos Antoine Simon et nos Dumarsais Estimé ? Où sont nos Rosalvo Bobo et nos Charlemagne Péralte ? Où sont passés nos Oswald Durand, nos Jean-Price Mars ou nos Jacques Roumain? Nous avons, en moins d’un siècle, abandonné tous ces beaux rêves d’être nous-mêmes et de nous respecter nous-mêmes comme nation, comme peuple et comme pays. Nous avons perdu le sens de cette Haïti championne de la liberté, de la dignité universelle et de « l’égalité des races humaines ».

Nous pouvons continuer de nous leurrer nous-mêmes, nous croyant différents de nous-mêmes et l’émule de notre alter ego. Il ne fait point de doute que, pour l’actuelle administration américaine, nous logeons tous à la même enseigne de « pays trou-de-cul ». Contrairement à ce qu’écrit le journaliste du quotidien haïtien Le Nouvelliste, il nous faut nous flageller, mais sans perdre le courage de briser les chaînes symboliques et mentales avec lesquelles nous nous sommes attachés nous-mêmes. Nous nous sommes remis dans les fers nous-mêmes, donnant plus que la preuve que le passé glorieux n’a jamais été garant d’un brillant présent sans une vision stratégique et disciplinée de ce que nous voulons être à l’avenir.

Il est temps de terminer le cauchemar, de se réveiller et de se mettre au travail si nous voulons nous retrouver un jour comme nation, comme peuple et comme pays. Se sentir outrés, puis seulement « se serrer les dents » face aux insultes même des plus idiotes n’est plus suffisants pour nous sortir de là. Il faut se trousser les manches et mettre les deux mains à la tâche avec volonté, discipline et détermination. Il nous faut travailler à construire la nouvelle Haïti comme une nation pauvre, mais respectée et respectable. Le soutien des pays amis s’avèrerait bien sûr indispensable pour cette lourde tâche historique. Mais il est de notre responsabilité d’en être les principaux architectes et les premiers artisans.

Le gouvernement haïtien conviendra alors avec moi, pour revenir à sa note de presse, que « dénoncer » se situe à mille lieues de « proposer ». L’outrage est inefficace sans la rage de remédier à notre situation actuelle et de faire émerger une nouvelle Haïti. Il nous faut maintenant un vrai programme de gouvernement, inspiré du principe que «gouverner» ne se résume pas à «diriger» de manière à s’enrichir et à enrichir ses amis et ses proches. C’est à la fois penser le présent et se projeter dans l’avenir avec le peu de moyens dont peut disposer le pays, double impératif auquel la « Caravane de changement » ne semble pas encore en mesure de répondre. Il nous faut une pensée et une vision de pays, une planification stratégique avec des cibles bien définies à atteindre dans des périodes de temps bien précisées. La dignité publique ne se reconquiert qu’au prix de la restauration de la chose publique, de l’imagination politique créatrice, de la gestion rationnelle, de l’intégrité et de la détermination de réussir.

Je souhaite vraiment que ce gouvernement cesse, dans sa manière de gouverner, la « véritable méprise » au peuple, pour reprendre ses propres mots à l’égard de la présidence américaine; qu’il apprenne à accomplir des actes qui nous revalorisent comme pays d’histoire et de mémoire; qu’il commence lui-même à pratiquer les « vertus de sagesse, de retenue et de discernement que doit cultiver toute autorité publique ». Alors qu’on se refuse l’engagement, les pratiques de la bonne gouvernance offrent la meilleure façon de restaurer la fierté d’Haïti, d’honorer nos aïeux et de revaloriser le peuple, au-delà du niveau de nos capacités économiques et matérielles. Ce deuxième principe de gouvernement semble jusqu’à présent totalement échapper à nos décideurs.

» J’ai fait mon choix «

Comme l’enseignent les propos de la présidence américaine aussi bien que les autres évènements précédemment cités, il n’y aura pas de salut individuel, et l’outrage ne saurait être la solution à notre situation actuelle. Nous sommes dans le même bateau, de la Saline à Pétion-ville, Kenscoff, Furcy ou Montagne noire. De l’habitant du palais national à l’habitant de Azouboutou, nous nageons tous dans le même « twou latrin ». De la diaspora réussie à celui qui abuse du welfare ou de l’aide sociale, nous provenons tous du même « pays trou-de-cul ». Le bateau est rempli d’eau et nous sommes en train de couler. Nous ne nous sauverons de la noyade que par un effort concerté, conjoint, conscient et systématique, et grâce à l’implication et l’intelligence du capitaine à bord.

Vous pouvez vous boucher le nez et entrer votre tête d’autruche dans le sable jusqu’à ce que les prochaines vagues viennent encore vous forcer à les mettre dehors. Pour une énième fois, vous irez à la radio ou à la télévision vous lamenter des meurtrissures subies par votre ego, sans attache nationale et sans référence identitaire. Vous prétendrez encore une fois parler au nom du pays que vous ne chérissez pas, et au nom de ce peuple que vous avez toujours méprisé profondément.

Ou, nous nous troussons, dès aujourd’hui, les manches avec volonté, dignité et détermination pour mener cette guerre implacable contre les affres de la misère et de l’analphabétisme en Haïti. Aux propos odieux de la présidence américaine, nous opposerons une vision de pays, le travail ardu et l’intelligence pratique à faire émerger une nouvelle Haïti.

Ce combat de titans ne se mènera pas à la Don Quichotte ; il sera porté par le volontariat et la collectivité de « natif natal conséquent ». Il exigera l’implication d’équipes spécialisées, conscientes de la tâche qui leur incombe et pleinement engagées dans la construction d’une nouvelle Haïti ainsi que dans le devenir du peuple haïtien. Soit à l’aide d’équipes déterminer à réussir, accompagnées de l’État haïtien, ou sans l’aide de l’État haïtien.

Comme je ne viens pas d’un « pays trou-de-cul », mais d’un grand pays d’histoire et de mémoire, j’ai choisi le camp de l’engagement pour la dignité et la fierté. Loin d’être outré par l’inculture, je me mobilise pour que les générations à venir aient la chance de ne pas subir de telles humiliations. Au rythme fracassant de l’outrage, je recommanderais de substituer la mélodie de la fierté et du respect à un peuple vaillant, digne et combatif.

Manquerons-nous encore une fois ce grand rendez-vous avec l’histoire et avec notre histoire ? J’ai déjà donné ma réponse. Il revient maintenant à vous de faire votre choix, tout en ayant conscience que votre choix ou votre non-choix auront des impacts importants pour vous-mêmes, pour vos enfants, pour vos petits-enfants. Ainsi que pour toutes les autres générations à venir.

1 Je m’excuse à l’avance auprès des esprits chastes. Je reprends dans ce texte le même langage utilisé par Donald Trump puisque c’est cela que j’essaie d’analyser.

  • Pierre Joseph Ulysse, Ph. D. sociologie
    Coordonnateur général de la PDSL www.pdslh.org
    josephpi@live.ca 514-770-7308
    Montréal, le 17 janvier 2018